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Les nuits sans répit se comptent en années pour Fatoumata Barry. « Ça fait quinze ans que ça dure. Quand je dors, je revois tout. Des cadavres, des militaires qui poignardent, qui tirent partout. Et des viols. Alors je me lève et je prie », raconte cette Guinéenne de 45 ans, assise sur un matelas défoncé, posé sur le sol, en banlieue de Conakry, la capitale du pays.
Ces scènes, Fatoumata Barry les a vécues le 28 septembre 2009, dans le stade éponyme de la ville. Ce jour-là, à l’appel de l’opposition, des milliers de personnes y convergent pour dénoncer la probable candidature de Moussa Dadis Camara, fantasque capitaine putschiste qui n’avait eu qu’à renverser le cadavre de l’autocrate Lansana Conté, mort neuf mois plus tôt, pour se saisir du pouvoir. Le rassemblement virera au massacre. Pendant près de six heures, des soldats, des gendarmes, des miliciens torturent, violent, exécutent dans et autour de l’enceinte sportive.
« De la tribune officielle où j’étais assise, j’ai vu les bérets rouges entrer et tirer dans les gradins, raconte Halimatou, 65 ans (elle a requis l’anonymat comme la plupart des interviewées pour des raisons de sécurité). Je me suis précipitée vers la sortie, mais les soldats avaient refermé toutes les portes. J’ai pris des coups et je me suis évanouie. A mon réveil, j’étais sur un tas de cadavres. Un gendarme m’a tiré par les cheveux avant qu’un jeune homme me viole, relate à mi-voix cette ancienne secrétaire, cadre du parti de l’opposant Sidya Touré, en exil. Un béret vert a chassé le violeur en lui criant : “Laisse-la, on ne touche pas aux vieilles”. »
Quelques heures plus tard, à l’hôpital Donka où la Croix-Rouge l’a évacuée, elle échappe à une rafle des militaires. « Ils ont attaqué la pharmacie où les blessés récupéraient des médicaments. Certains ont été enlevés. Même en temps de guerre, on ne fait pas ça », précise cette grand-mère au regard affirmé.
Le carnage en public se poursuit, les jours suivants, par des crimes commis en secret. Enfermées dans des villas ou des camps militaires, des dizaines de femmes y sont contraintes de devenir des esclaves sexuelles. D’autres manifestants seront torturés puis jetés dans les fosses communes. Au total, près de 1 400 personnes ont été blessées. Selon une commission d’enquête internationale des Nations unies, au moins 156 personnes ont été tuées par balle ou à l’arme blanche et des centaines de femmes ont été violées ou victimes de mutilations sexuelles.
Chez nombre de survivantes, le départ de la junte après l’organisation de la première élection présidentielle libre du pays, en juin 2010, n’a pas mis fin à la peur. Elles vont durant des années se terrer par crainte de représailles ou en dire le moins possible sur leur histoire. « Toumba [le chef de la garde présidentielle] tournait souvent dans mon quartier avec ses pick-up et ses hommes. Je ne sortais plus par peur qu’il me reconnaisse et m’achève », se souvient Yacine. Il lui aura fallu attendre treize ans pour assister à la condamnation de celui-ci et de sept autres coaccusés pour « crime contre l’humanité ».
Après des années d’attente incertaine, le « procès du siècle », tel qu’il a été qualifié par les Guinéens, a démarré en 2023. L’évasion momentanée en novembre 2023 de quatre prévenus, dont Moussa Dadis Camara, ne l’a pas empêché d’aller à son terme. L’ancien chef de la junte a été condamné à vingt ans de prison. Claude Pivi, son ancien ministre de la sécurité présidentielle, arrêté à la mi-septembre au Liberia, a écopé de la perpétuité, la peine la plus lourde. Tous les officiers condamnés, sauf un, ont fait appel.
Succès politique pour l’actuel régime militaire qui en a accéléré la tenue, le procès a toutefois laissé un goût d’inachevé aux survivantes. Car, pour elles, les viols ont eu d’indélébiles conséquences sanitaires et sociales. « Quand je suis rentrée du stade traumatisée, j’ai confié à mari avoir été violée. Je pensais qu’il me soutiendrait. Il m’a au contraire disputé, puis il est parti », témoigne Yacine, 60 ans, qui depuis élève seule leurs enfants et se déplace avec difficulté.
C’est pour se protéger d’une probable répudiation que Nafi, aujourd’hui âgée de 39 ans, tait toujours la réalité à son époux. A ce dernier, qu’elle a rencontré après le 28 septembre 2009, elle explique avoir été « seulement » frappée. Mais son corps parle pour elle. Infections vaginales à répétition, douleurs pelviennes, Nafi continue de souffrir dans sa chair. Sans oublier sa jambe droite brûlée par les militaires.
Ses souffrances persistent en dépit des soins reçus au Sénégal où elle a été évacuée, avec d’autres victimes, grâce à la Coalition nationale de Guinée pour les droits et la citoyenneté des femmes. « A Dakar, j’ai découvert que j’étais enceinte. Je ne pouvais pas garder un enfant issu d’un viol, donc j’ai avorté. Mais ça s’est mal passé », explique cette mère de quatre enfants. L’IVG étant interdite au Sénégal, même en cas de viol et d’inceste, elle a été contrainte de subir un avortement clandestin qui lui a laissé de lourdes séquelles. « Mon mari ne doit rien savoir car, même avec quatre enfants, j’ai peur d’être quittée », poursuit-elle allongée dans le salon d’une amie, elle-même rescapée.
Accompagnées par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre 2009 (Avipa), dirigée par Asmaou Diallo dont le fils a disparu le 28 septembre, et l’Organisation guinéenne de défense des droits de l’homme (OGDH), ces victimes ne cessent de réclamer un meilleur accès aux soins. « Combien d’entre nous sont mortes faute d’avoir été prises en charge ? Certaines ont été infectées lors de viols par le VIH. D’autres sont mortes de leur isolement. On se sent si seules. L’urgence, c’est qu’on soit soignées », implore Fatoumata Barry.
Halimatou découvre un pan de sa robe pour montrer ses blessures. Une large cicatrice traverse son épaule droite. La fracture de son omoplate lui impose la prise d’antidouleurs, quand elle en a les moyens. Dans son bas-ventre, elle a parfois l’impression que les plaies de sa fistule se réactivent. Mais elle se dit « chanceuse » d’avoir été opérée par le médecin Denis Mukwege. Cette pathologie, provoquée par l’ouverture entre le vagin et la vessie ou le rectum, est l’une des spécialités du gynécologue congolais, Prix Nobel de la paix pour son travail de reconstruction des survivantes de viols dans l’est de la RDC.
En 2018, frappé par l’état de santé des victimes, il a financé, via sa Fondation, la création d’un centre d’accueil en périphérie de Conakry sur le modèle de son hôpital de Panzi. Sur place, les femmes suivent des ateliers de fabrication de savon afin de favoriser leur autonomie financière. Mais ce projet pilote voit sa pérennité menacée faute de financements.
« Depuis quinze ans, les survivantes ont été soutenues par de nombreux programmes. Mais beaucoup ont expiré ce qui met en danger leur santé mentale, explique Alpha Amadou DS Bah, avocat et vice-président de l’OGDH. Sans compter les hommes survivants, dont le sort est peu mobilisateur. Pourtant, beaucoup ont subi de graves chocs. Certains ont encore des balles dans le corps. »
L’enjeu pour les victimes, parties civiles au procès, est à présent d’obtenir le paiement des indemnisations exigées aux militaires condamnés. Le tribunal de Conakry a ordonné des réparations, allant de 200 millions de francs guinéens (quelque 20 000 euros) à 1,5 milliard de francs guinéens, mais celles-ci craignent que les condamnés soient insolvables.
« L’Etat doit procéder lui-même à la réparation car, même si les biens des accusés sont saisis, ça ne suffira pas à nous indemniser. Or, sans cet argent, on ne peut pas se reconstruire ni se soigner », souligne Fatoumata Barry, diplômée d’une licence en informatique à l’université de Labé. « La saisie des biens sera effectuée, assure au Monde Ousmane Gaoual Diallo, le porte-parole du gouvernement. Si certains condamnés sont déclarés défaillants, il n’est pas exclu que l’Etat se substitue à eux. »
La question de la sécurité des victimes du 28 septembre 2009 est elle aussi encore posée. Ces dernières, lors des audiences, ont déclaré avoir subi des menaces, des intimidations venant de proches des militaires poursuivis. « Après l’audience, des membres de leur famille nous insultaient jusque dans notre bus. Certaines ont été suivies jusque chez elles. Le soir du verdict, peu d’entre nous avons dormi chez nous par peur de représailles, rapporte Halimatou. Autour de ma maison vivent des proches de Pivi et Dadis. Mes filles ont reçu des menaces de mort par téléphone. »
Alors que la Guinée est dirigée par un régime militaire depuis trois ans, nombre de survivantes craignent que l’histoire se répète. Comme en 2009, la question de la candidature à la présidentielle du chef de la junte, le général Mamadi Doumbouya, est au cœur des tensions politiques actuelles. Même s’il ne s’est pas prononcé, l’ancien légionnaire semble prêt à franchir le cap.
D’autres veulent toutefois croire que le procès écoulé marquera une étape dans la lutte contre l’impunité dans un pays marqué par de graves épisodes de violences politiques. Quant au combat contre les crimes sexuels, toujours très prégnants en Guinée, celui-ci s’avère encore long.
« Ce procès a été un rendez-vous manqué pour ouvrir un vrai débat sur les violences sexuelles », déplore Kadiatou Konaté, figure de la nouvelle génération féministe et cofondatrice du Club des jeunes filles leaders de Guinée : « Lors des audiences, des accusés ont suscité des rires car ils faisaient leur show. On a regardé ces audiences comme un divertissement sans s’interroger sur les questions de fond et celles des droits des femmes. Les peines pour un crime contre l’humanité n’ont pas été à la hauteur. Rien ne nous garantit qu’ils ne se reproduiront plus. »
Seule victime de viols à avoir refusé le huis clos, Fatoumata Barry mesure l’étendue de la tâche : « Je voulais qu’on me voit et qu’on m’entende pour donner de la force à d’autres femmes. Les viols, il y a en partout, même dans les couples. On n’a pas choisi d’être victimes mais, maintenant, on doit se battre pour sauver d’autres femmes. »
Coumba Kane (Conakry, envoyée spéciale)
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